Sélectionner une page

Romans à suspense : deux livres atypiques

L’île de Tôkyô – Natsuo Kirino

Ce roman m’a tenue en haleine du début à la fin. Ce n’était pourtant pas gagné. Dès les premières pages, l’ambiance est étrange. Il faut dire que l’histoire n’est pas banale : Kiyoko, une japonaise de 46 ans, se retrouve coincée sur une île déserte avec son mari.

Déserte, cette île ? Pas tant que ça. Le lieu attire les naufrages plus ou moins fortuits, et la quarantenaire se retrouve bientôt seule femme dans un groupe d’hommes hétéroclite. La survie est difficile mais pas impossible. Fruits, tubercules, lézards, serpents, l’île fournit le minimum vital. Juste ce qu’il faut pour entretenir désirs secrets, jalousies, rancunes et fantasmes. Mais surtout et avant tout la volonté irrépressible de s’échapper, surmonter les vagues et les courants, gagner le large, retrouver la civilisation et son confort.

« Elle était donc capable de mentir aussi effrontément, au point de ne plus trop savoir où était la vérité. »

L’île est inflexible. C’est un piège. Les hommes se regroupent ou s’éloignent au gré des circonstances et de leurs états d’âme.

« Elle était donc bel et bien rejetée hors du groupe et ce sentiment d’exclusion la déprima. »

Ils oscillent entre leur attachement à la civilisation et les instincts primitifs qui ne manquent pas de resurgir en pareille situation.

« Si les querelles sont profondes et dangereuses, c’est qu’il n’y a pas de menace immédiate ou d’ennemi facile à identifier. »

Sauront-ils s’entendre ? Qui mourra et qui sera sauvé ? Le suspense reste entier, jusqu’aux dernières pages.

Difficulté de lecture : **

Ce livre est pour vous si :

  • Vous aimez les histoires de Robinson
  • Vous vous intéressez aux relations humaines, en particulier dans les situations de danger
  • Vous préférez la réalité crue aux histoires à l’eau de rose

Le petit plus : Natsuo Kirino est une romancière célèbre dans son pays (le Japon). Une reine du suspense !

***

Editeur original : Shinchôsha, Tôkyô, 2008 (En photo : édition France Loisirs)

ISBN : 978-2-298-12130-8

348 pages

Traduit du japonais par Claude Martin

Littérature japonaise

********************************************************************************************

La créature des 7 vallées – Philippe Bialek

Voici un roman qui m’a accroché le regard lors d’une visite dans un salon du livre. Les histoires de créatures, ça intrigue toujours. Et cette couverture mystérieuse… Une femme, un foulard bleu, l’eau et la brume. Il n’en fallait pas plus.

L’auteur, Philippe Bialek, enseigne la littérature française dans un collège du Béthunois. Sa passion pour la nature, la faune et les randonnées pédestres nourrit largement le livre et lui donne son contexte original.

La lecture nous emmène dans le nord de la France, une région appelée les 7 Vallées et située près de la côte d’Opale :

« Cette belle zone naturelle, tout entière vouée à la pêche et fréquentée par les espèces d’oiseaux les plus variées, se trouvait dans la vallée de la Canche, fleuve qui prend sa source au cœur de l’Artois et creuse son sillon jusqu’à la Manche (…) »

Le décor est planté. Nous sommes en pleine nature !

Nous suivons Albin, cantonnier, qui mène une vie sans histoire à Rixecourt. C’est un village typique, avec ses personnalités locales, ses cancans, ses habitudes. Cette routine va pourtant être bouleversée par l’apparition inopinée d’une créature dans les étangs de la commune :

« Soudain, un cri s’éleva, venu du goulet, ce passage qui faisait communiquer les deux étangs. Des gamins montraient quelque chose du doigt. »

Un monstre que l’on devine, que l’on fantasme et que l’on décrit avec force imagination. Les médias s’en mêlent, faisant naître la légende. Dès lors les évènements vont s’enchaîner pour Albin, dont les jours prendront un tournant inattendu.

Au-delà d’une histoire qui entretient le suspense, le roman offre un aperçu de la vie de village et de l’ambiance si particulière du nord de la France. Vous y croiserez des personnages simples et authentiques, drôles parfois, et le plus souvent attachants. Ces figures locales se croisent, se toisent, s’entre-aident ou se dédaignent.

« Elle était originaire du bassin minier, de la région de Lens. Ҫa suffisait pour que les anciens du village l’affublent du méprisant surnom de ‘bouffeuse d’carbon’ ».

Le poids du passé, la pression du « qu’en dira-t-on », les ambitions honnêtes ou malveillantes provoquent des situations inédites menant parfois là où l’on ne s’y attendait pas.

Je me suis personnellement laissée porter par ce roman, son écriture fluide et agréable, comme au long de ces étangs naturels qui font tout le charme de la région.

Difficulté de lecture : *

Ce livre est pour vous si :

  • Vous aimez la nature, les atmosphères régionales et le terroir, ou si vous êtes pêcheur !
  • Vous aimez les phénomènes inexpliqués
  • Vous aimez le suspense « doux »

Le petit plus : le café « Chez Bidule », où se font et se défont les rumeurs et les réputations sur fond d’accent local…

***

Paru aux éditions Nord Avril, 2010

ISBN : 978-2-915800-42-5

265 pages

Littérature française

Rencontre avec Annette Lellouche, écrivain

A force d’évoquer les excès des réseaux sociaux, on en oublie parfois toute la magie ! J’ai rencontré Annette via LinkedIn. L’enthousiasme et la bienveillance qu’elle mettait dans ses commentaires m’ont convaincue d’acheter son livre « retourne de là où tu viens ». S’en est suivi un échange régulier d’e-mails et de conseils de lecture.

Lorsque vous la rencontrez, Annette vous fait l’effet d’un rayon de soleil. Son sourire et son dynamisme illuminent l’atmosphère. Il ne s’agit pas d’une quelconque flatterie intéressée ; c’est réellement le sentiment que j’ai eu.

Née à Tunis, elle est fille d’un père tailleur et d’une mère couturière. Après avoir brillamment réussi l’examen d’entrée et obtenu une bourse, elle intègre le lycée français (Lycée de jeunes filles Armand Fallières), fait plutôt remarquable compte tenu de ses origines modestes. En 1961, à la suite des évènements de Bizerte, la famille s’installe à Paris, où Annette se voit forcée de renoncer aux études. Il lui faut travailler. Elle se retrouve dans un pool de dactylos au sous-sol du « Bon Marché ». Transition difficile pour une enfant du soleil. Mais elle se bat, prend des cours de sténo par correspondance et des cours du soir d’anglais, pour bâtir sa carrière de femme d’affaires en région parisienne. A la retraite, elle s’installe dans le Sud de la France. Elle a toujours lu mais ne pensait jamais « franchir la ligne séparant les lecteurs des écrivains ». C’est pourtant ce qui arrive lorsqu’elle intègre un atelier d’écriture puis publie ses premiers romans.

Pour « Une Pile de Livres », Annette a accepté de répondre à quelques questions sur cette double expérience de lectrice et d’écrivain.

Vous avez décrit votre parcours dans « retourne de là où tu viens », pouvez-vous nous en dire plus ?

En effet, tout ce qui figure dans le livre est vrai, au mot près. Victime de harcèlements anonymes lors d’un concours littéraire, j’ai voulu partager cette expérience connaissant les dérives d’Internet, surtout auprès des collégiens. En première partie, je raconte « d’où je viens » (le titre du roman est issu d’un des mails d’insultes reçus). Et en seconde partie, sur un ton humoristique pour dédramatiser, j’emmène le lecteur pour essayer de savoir « qui et pourquoi » ? Seuls les prénoms ont été changés sur les conseils d’Annie Bruel, grande romancière du PACA, qui m’a fait l’honneur de préfacer mon livre. Mon prénom sera Francette (ce n’est pas innocent, on le découvre dans le déroulement de l’histoire). Ce roman autobiographique est ma plus grande fierté, car il est entré à l’étude au Collège de Ste Maxime Bertie Albrecht, pour la deuxième année consécutive, dans une classe de 3ème. En fin d’année une rencontre pédagogique est organisée avec les collégiens.

Couverture_Retourne de là où tu viens

Les livres ont toujours tenu un grand rôle dans votre vie, n’est-ce pas ? Que lisez-vous ?

J’ai su lire dès l’âge de quatre ans. A l’époque, nous avions une voisine directrice d’école. Elle m’a appris à lire en même temps qu’à son fils.

À 6/7 ans je dévorais « Nous Deux » et « Bonne Soirée », de belles histoires d’amour qui déjà me faisaient rêver !

Je suis très éclectique dans mes lectures. Je lis tout ce qui me tombe sous la main ! J’aime beaucoup la philosophie, notamment l’auteur Irvin Yalom, qui met cette discipline à la portée de tous. Je lis aussi des essais. J’y trouve toujours mon plaisir pour apprendre, toujours apprendre. Une exception peut-être : je ne lis pas de livres sur la politique pour ne pas me laisser influencer. Je préfère la suivre en direct.

Y a-t-il un livre qui vous ait particulièrement marquée ?

Question difficile mais j’en choisirais deux parmi toutes mes lectures.

« Tu n’es pas une mère comme les autres », d’Angelika Schrobsdorff. L’auteur raconte l’histoire de sa mère libre et anticonformiste, qu’elle aime avec dévotion malgré leurs rapports compliqués… J’apprécie tout dans ce livre, le style, l’histoire, l’époque entre deux-guerres et le grain de folie de cette mère. C’est un choix très personnel.

Le second est « Des fleurs pour Algernon », de Daniel Keyes. La science se servira d’une expérience complètement fictionnelle sur une souris et un jeune idiot, pour avancer. J’aime ça !

Si vous étiez le personnage d’un roman, qui seriez-vous ?

Je n’y ai jamais réfléchi ! Je dirais… un auteur ou un peintre ! Plutôt un peintre !

Quel est votre tout premier souvenir d’écriture ? Qu’est-ce qui vous a poussée à intégrer cet atelier ?

Ecrire ne m’avait jamais effleuré l’esprit avant la retraite. C’est arrivé par hasard, mais comme on dit, il n’y a pas de hasard, il y a des rencontres !

Un jour, j’ai croisé en ville une dame qui demeurait non loin de chez moi. Elle était accompagnée d’un écrivain poète. Ils se rendaient à l’atelier d’écriture. Ils m’ont invitée à y participer à la rentrée, sauf qu’il me fallait attendre la rentrée des « débutants » deux mois plus tard. Pas question, moi c’est tout de suite et après quelques insistances, j’ai démarré avec « les grands ». On m’a distribué une feuille (puisque j’étais là…) Mes premiers essais ont convaincu le groupe. « Vous avez une plume d’auteur », m’a dit tout de go l’animateur, en lisant au-dessus de mon épaule (il le répétait trop souvent d’où la jalousie et le harcèlement subi). Il a toutefois mis une condition : je pouvais intégrer cet atelier sous réserve de participer également à celui réservé aux débutants. Pour moi c’était la cerise sur le gâteau, toujours mon envie d’apprendre. C’est ainsi que j’ai découvert ce lieu magique où l’on pouvait s’exprimer sans retenue.

Mon tout premier texte est intitulé « Sonate en ré mineur ». Il neigeait ce jour-là et il fallait raconter notre ressenti à la vue de la neige. Moi qui venais des pays chauds, ça ne me parlait pas du tout ! « Eh bien écris-le ! », m’a encouragée l’animateur. Ce texte a été choisi pour apparaître dans les Cahiers de la Médiathèque N°3, publication d’un recueil à plusieurs mains de l’atelier des « anciens », offert par notre Député Maire. Un deuxième texte a également été sélectionné. De ça aussi je suis très fière !

Avez-vous des routines d’écriture ?

Dans ma tête, j’écris vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! Quand je me réveille la nuit, je pense à ce que je devrais écrire. J’ai toujours un bloc quelque part. J’y écris un mot, pour me souvenir de l’idée le lendemain.

Quand j’entre en écriture, je démarre sur une idée, une citation, une image parfois. Je ne sais pas ce que je vais raconter, ni dans quelle direction je vais, mais dès les premières lignes, j’essaie toujours de trouver un titre. Ce sera mon fil conducteur. Ça me stimule, même si, au final, j’en choisis parfois un autre.

Deuxième réflexe, j’ouvre toujours deux pages. L’une sur laquelle je démarre mon histoire avec son titre, une autre intitulée « pensées annexes pour… ». Ce sont en quelque sorte des pense-bêtes que je note au hasard et qu’à un moment ou un autre j’intègre au fil du récit. C’est ma bibliothèque de pensées.

J’agis de la même manière lorsqu’une phrase ou un passage dans un livre me séduit particulièrement. Je note sur un carnet ce qui m’a touchée. Non pas pour plagier l’ouvrage, simplement revivre cette émotion qui pourra déclencher ma plume. Je suis d’ailleurs abonnée à un site qui envoie une citation par jour. C’est inspirant.

Avez-vous parfois l’angoisse de la page blanche ? Comment la combattez-vous ?

L’angoisse de la page blanche ? Je ne connais pas ! J’ai tellement de choses à dire, à raconter ! Peut-être que ça m’arrivera un jour, on ne sait pas ce que la vie nous réserve. Mais pas pour l’instant.

Il m’arrive de ne pas avoir envie d’écrire. Alors je me lance dans une poésie (ce que je faisais en sixième, trop précoce, je m’ennuyais en cours). J’adore écrire quelques vers, y mettre le ressenti du moment, ça m’aide beaucoup. D’ailleurs, je publierai un jour un recueil de poésies. Le lectorat des recueils de poésie est assez restreint, mais peu importe !

Je navigue entre mes vers, mes textes, mon livre en cours. Il vaut mieux avoir plusieurs plats au chaud, cela permet des pauses bénéfiques!

Vous offrez volontiers votre aide aux écrivains débutants. Que diriez-vous à quelqu’un qui a l’envie d’écrire mais qui n‘ose pas ?

Ma réponse est dans votre question : il faut oser ! Je le dis et l’écris tout le temps ; il faut se mettre en danger et être sincère ! Les lecteurs ne s’y trompent pas. Tricher n’est pas écrire ! Si on n’ose pas, ce n’est pas la peine. On a tous des rêves, les faire vivre par personnages interposés ne peut qu’apporter du bonheur ! Néanmoins, pas facile l’exercice…

D’ailleurs, tous les auteurs mettent un peu d’eux dans leurs écrits. Je me suis même rendu compte que dans un de mes romans pour la jeunesse, j’avais inconsciemment raconté mon enfance transposée dans un autre lieu, une autre époque. Mais la trame est bien réelle. Instinctivement, tout ce que l’on a emmagasiné ressort, sous une forme ou une autre. Il faut de l’imagination pour installer les personnages, inventer tout autour des situations nouvelles, sans que l’on se rende compte que l’auteur parle de lui.

Que souhaitez-vous transmettre par l’écriture ?

Je ne fais pas la morale, ce n’est pas mon rôle. Mais je veux transmettre les valeurs telles que courage, honnêteté, fierté. Partager les grandes valeurs de la vie, surtout dans mes romans jeunesse !

Je veux aussi transmettre l’envie de lire, d’écrire ou de peindre. Une petite fille qui n’aimait pas la lecture a dévoré l’un de mes livres lorsqu’elle a su qu’elle pouvait le colorier. J’ai à dessein mis des pages (mes peintures) en couleur et mes dessins en N/B, encourageant les enfants à ajouter leurs couleurs aux miennes. Et ça marche !

Et transmettre la passion. Je suis une passionnée. Donner de l’espoir, rien n’est jamais perdu ! Je ris, même quand ça va mal. C’est ça la vie !

Avez-vous des projets d’écriture en cours ?

En fin d’année dernière, j’avais un livre en cours lorsque j’ai eu un accident grave. Je suis une miraculée. Moi qui n’avais jamais mis les pieds dans un hôpital, j’ai rattrapé mon retard en quelques semaines ! J’ai donc mis de côté ce livre en cours pour témoigner de mon accident et des dysfonctionnements à l’hôpital qui auraient pu avoir des conséquences fâcheuses. Je veux témoigner, non par esprit de vengeance, mais pour aider les gens, les mettre en garde de ne rien subir mais de réagir à temps.

Vous parler fait remonter les souvenirs. Je pense à Simon, un petit garçon de mon quartier qui ne savait ni lire ni compter. Il était dyslexique, problème totalement ignoré à l’époque. A neuf ans, je réunissais quelques enfants de mon quartier, de parents analphabètes, et leur faisais la classe. Dont Simon. Bien plus tard, j’ai eu de ses nouvelles, et j’ai appris qu’il était chef d’entreprise et très heureux. Le bonheur des autres, c’est aussi notre bonheur !

Les trois mots-clés qui, selon moi, définissent au mieux la personnalité d’Annette : joie de vivre, disponible, déterminée !

***

Son site : http://www.a5editions.fr/

Son blog : http://ninanet.vip-blog.com/

Sa bibliographie :

« retourne de là où tu viens » (témoignage, polar humoristique)

« Un soir d’été en Sardaigne » (saga romanesque)

Trilogie provençale, romans jeunesse : « Gustave » – « Lettre à pépé Charles » « Charles et Aurélien »

« La clé de l’embrouille » (policier, suspense psychologique)

« Gracieuse et Panache sont amis » Tome 1 (roman jeunesse, premières lectures)

« Gracieuse et Panache à la fête de l’école » Tome 2 (parution mars)

En finir avec Eddy Bellegueule – Edouard Louis

Voici un livre qui m’a perturbée. Parce qu’il y est question de violence ? Non, pas vraiment. La violence, on la voit souvent, les médias la relaient, les films ou les livres la décortiquent, les réseaux sociaux l’exposent.

Non. Il s’agit plutôt de la forme et du travail d’écriture. Je suis d’abord surprise, puis je déteste, puis j’apprécie. Puis je m’interroge.

Je me pose l’inévitable question idiote : « est-ce qu’Edouard Louis raconte vraiment son histoire ? Est-ce véridique ? » Comme toujours, je fais un tour sur Internet. Et là, c’est l’avalanche de publications aux titres racoleurs. Il semble que la polémique ait enflé au moment de la sortie du livre. J’ai bien fait d’attendre que le soufflet retombe.

Je consulte rapidement l’article à sensation d’un journaliste : les médias se sont infiltrés dans le village natal d’Edouard Louis pour interroger sa famille. L’auteur répond fermement sur son blog. Le livre est un roman. Ne peut-on apprécier l’exercice littéraire sans chercher plus loin ? Etc.

Je ferme le navigateur Internet et décide de vous livrer mes impressions de lecture, telles quelles. Celles d’une lectrice totalement ignorante des codes du monde littéraire officiel.

Le livre s’ouvre donc sur une souffrance. La souffrance d’un garçon battu chaque jour au collège en raison de ses manières efféminées. Un gamin ne trouvant aucun réconfort auprès d’une famille engluée dans une effrayante misère sociale. Entre une grand-mère se nourrissant de pâtée pour chien, un père alcoolique accro à la « Roue de la Fortune », et une mère désabusée, Eddy semble ne pas avoir d’avenir.

Quelle compilation d’horreurs et de désespoirs ! Ma première réaction est de penser qu’un tel tableau n’existe pas. C’est exagéré. C’est impossible. Pourtant, au hasard de conversations, dans les bistrots ou au supermarché, j’ai déjà entendu quelques unes de ces phrases crues écrites en italiques au long du roman. Ces propos violents, humiliants, racistes, ou simplement résignés. Presque mot pour mot. Ma commune n’a rien de l’abominable village picard décrit dans le livre. Mais les clichés sont les mêmes partout.

Alors, peut-être l’auteur a-t-il un peu forcé le trait, concentré le négatif pour en extraire l’essentiel ? Là n’est pas l’essentiel.

Le roman décrit très efficacement la difficulté, presque l’impossibilité à s’extraire de son milieu d’origine lorsqu’on est formaté par ses dogmes. La famille d’Eddy tourne en rond dans sa cage délabrée, impuissante, parfois honteuse, souvent résignée.

« C’est une femme en colère, cependant elle ne sait pas quoi faire de cette haine qui ne la quitte jamais. »

D’ailleurs, le premier réflexe d’Eddy n’est pas de s’enfuir. Il aimerait simplement être accepté dans son propre écosystème :

« A cet âge, réussir aurait voulu dire être comme les autres. »

Car il présente le « handicap » supplémentaire d’aimer les garçons. La belle affaire ! On ne le lui pardonne pas. Chez lui, il faut « être un dur ». Sous peine de subir les plus terribles des humiliations.

S’en sortira-t-il ? C’est son parcours, ce long cheminement vers une autre vie que raconte le livre. Une autre vie. Vraiment ? Au lecteur d’imaginer la suite.

Finalement, pourquoi ai-je donc été si perturbée ?

Sans doute en raison de l’accumulation d’autant de souffrances en si peu de pages. Malaise voulu par l’auteur, à n’en pas douter.

Et puis le style, étrange, qui, dans certains paragraphes, semble mal maîtrisé tout en servant si bien le récit. « M’enfin, c’est quoi ces phrases économes en ponctuation ? Pourquoi les dialogues sont-ils insérés au cœur des phrases ? Pourquoi passe-t-il soudain au présent, ça a rapport aux coups qu’il reçoit ? Pourquoi ces enchaînements pêle-mêle d’idées et de flash back ? »

Il me semble qu’en réalité, chaque rupture dans les phrases ou les chapitres, chaque absence de virgule est voulue. Les pages reflètent les réflexions d’un homme qui se remémore, digresse, cherche à comprendre, entend ses souvenirs et les paroles prononcées. Et les restitue par écrit. Sans filtre.

En résumé, Eddy, ou peut-être Louis, m’a convaincue au fil des pages, pour me donner l’envie d’écrire cette chronique, et vous la transmettre.

Difficulté de lecture : **

Ce livre est pour vous si :

  • Vous aimez les livres atypiques
  • Vous êtes intéressé par les problèmes de société
  • Vous n’avez pas peur des paroles crues

La définition : « Autofiction » C’est le genre dans lequel « En finir avec Eddy Bellegueule » est souvent classé. Mr Larousse nous dit : « autobiographie empruntant les formes narratives de la fiction ».

Pour aller plus loin : sur la quatrième de couverture, on peut lire le commentaire d’Annie Ernaux « D’une force et d’une vérité bouleversantes ». Cet auteur est reconnu pour ses livres autobiographiques. Dans un style différent, « Les armoires vides » présente certaines similitudes avec le roman d’Edouard Louis. Elle y parle de son enfance et surtout de sa rupture avec son milieu social en décalage avec ses propres aspirations. A lire si le sujet vous intéresse (difficulté de lecture ***)

***

Paru aux éditions du Seuil, 2014

ISBN : 978-2-7578-5297-2

204 pages

 

Manderley for ever – Tatiana de Rosnay

Connaissez-vous le film « Les oiseaux », d’Alfred Hitchcock ? Oui, sans doute. C’est devenu une référence, au même titre que « La mort aux trousses » ou « Fenêtre sur cour ».

Saviez-vous que ce film culte était tiré d’un recueil de nouvelles « The Birds and Other Stories », de l’auteur Daphné du Maurier, publié en 1952 ?

Daphné du Maurier… C’est cette jolie femme, un peu rebelle, que vous voyez sur la photo mise en avant dans cet article. Ecrivain britannique du XXème siècle, aux origines françaises revendiquées. Auteur qui a fasciné Tatiana de Rosnay à tel point qu’elle a écrit cette magnifique biographie, pour moi premier coup de cœur de l’année 2017.

« Je l’ai décrite comme si je la filmais, caméra à l’épaule, afin que mes lecteurs comprennent d’emblée qui elle était. », peut-on lire dans la préface. Comme beaucoup, grâce à ce livre, j’ai été envoûtée par Daphné du Maurier, femme libre et résolument moderne, écrivain souvent boudé par la critique, au talent pourtant incontestable. J’ignore qui elle était vraiment, ne la connaissant que par le biais de ce portrait. J’ai très envie de croire qu’il lui ressemble, ainsi que le souhaite Tatiana de Rosnay. C’est en tout cas l’impression qu’il donne.

Vous n’aimez pas les biographies ? Pas d’inquiétude. Celle-ci est tout, sauf une liste de lieux, dates ou faits froidement énoncés. On accompagne Daphné du Maurier, on écrit avec elle, on devient Daphné du Maurier. J’ai découvert une romancière hors pair, hors normes, hors de son temps également car, à bien des égards, en avance sur l’époque.

Enfant, ce n’est pas une petite fille comme les autres. Elle mène la danse.

« Daphné daigne interpréter une fille seulement si cette dernière est héroïque et en armure, comme Jeanne d’Arc. »

Plus tard, elle assume ce côté viril, elle déteste porter des jupes et ne dédaigne pas l’amour des femmes ! Et c’est bien la voix d’Eric Avon, ce double masculin qu’elle s’est inventé, que l’on entend dans certains de ses romans.

Plus que tout, elle veut rester libre, loin des contraintes sociales et des mondanités. L’écriture lui offre son indépendance financière.

« (…) c’est écrire qui prend le dessus, écrire et gagner sa vie, vivre de sa plume, ne dépendre de personne, ni d’un mari ni de ses parents. »

Elle connaît son plus grand succès avec le célèbre « Rebecca », roman au suspense rampant qui la met en lumière. Le livre se vend, en Angleterre, aux Etats-Unis, puis dans de nombreux autres pays. C’est alors que la critique littéraire s’en mêle et commence à mépriser un tel engouement populaire :

« Les critiques ne vous pardonneront jamais le succès de Rebecca », lui dit son ami Arthur Quiller-Couch. Daphné du Maurier est jaugée, jugée, classée dans un genre qui lui ressemble si peu.

« Pourquoi est-ce que Rebecca est si vite catalogué « roman de gare » destiné aux midinettes assoiffées de romantisme ? Pourquoi brandir encore et toujours l’héritage des sœurs Brontë, au détriment du travail de Daphné, jugé inférieur et populaire ? »

Romanesque, peut-être, au sens premier du terme. Mais romantique, certainement pas ! Dans ses écrits, l’auteur n’hésite pas à choquer ses contemporains (on l’est sans doute moins aujourd’hui), elle y convoque sa part sombre, ce que l’amour et les émotions humaines peuvent avoir de plus noir :

« Il n’est question que de tromperies, vanités, manipulation, folie. Sa plume est mordante, enlevée, étonnamment caustique pour quelqu’un d’aussi jeune. »

« Elle préfère faire peur, déranger, donner le frisson, empêcher de dormir, que de se ranger du côté du lisse, du facile, de l’évident, de l’oubliable. »

Plus que le récit d’une vie, « Manderley for ever » est la genèse d’une œuvre littéraire réfléchie. Tatiana de Rosnay y explore un parcours d’écrivain : les débuts hésitants, les doutes, la détermination, les frénésies d’écriture, les inspirations.

Daphné du Maurier est profondément marquée par les lieux qu’elle arpente : sa Cornouailles chérie, la France, l’Italie. Ses romans sont emprunts de l’atmosphère des bâtisses qu’elle croise ou qu’elle habite. Manderley est devenu célèbre. C’est le manoir du roman « Rebecca », hanté par les secrets et la jalousie. Il fut inspiré par d’autres demeures, bien réelles, telle Menabilly, qu’elle seule aimait vraiment et où elle a vécu pendant plus de vingt ans :

« Est-ce mal, d’aimer la pierre comme si c’était une personne ? »

La romancière s’inspire également des personnes qui ont compté dans sa vie, son grand-père artiste, son père acteur, et ces innombrables écrivains qu’elle lit avec ferveur.

La biographie nous apprend ses rituels d’écriture, ces épisodes où elle s’isole, obsédée par ses propres personnages, délaissant sa vie de famille, et ignorant qu’autour d’elle, le monde continue de tourner.

Il y aurait tant à dire ! Cet article n’est qu’un pale reflet de ce passionnant récit de vie. J’avais déjà lu « Rebecca » et « l’Auberge de la Jamaïque ». Je n’ai plus qu’une envie : poursuivre ma découverte avec les recueils de nouvelles et autres romans, « Ma cousine Rachel », « la crique du français », pour n’en citer que deux.

N’en déplaise à la critique littéraire.

Difficulté de lecture : **

Ce livre est pour vous si :

  • Le processus d’écriture vous intéresse
  • Vous voulez partir à la découverte d’un auteur souvent méconnu du public français d’aujourd’hui
  • Vous aimez l’ambiance du XXème siècle

Les livres de Daphné du Maurier sont pour vous si :

  • Vous aimez les romans des sœurs Brontë (vous y trouverez des ressemblances, mais l’écriture de Daphné du Maurier est plus moderne et ses sujets plus sombres et psychologiques)
  • Vous aimez les aventures, les atmosphères inquiétantes et les secrets

Le petit plus : « Rebecca », le film, sorti en 1940. Parmi les adaptations de ses romans menées par Alfred Hitchcock, c’est la seule que Daphné du Maurier ait trouvé acceptable (il y en a eu trois : Les Oiseaux, Rebecca, l’Auberge de la Jamaïque). Le film est relativement fidèle à l’œuvre originale, même si la logique commerciale en a modifié le dénouement.

Autre petit plus : les photos de famille insérées dans la biographie. Voici également l’une des rares vidéos de Daphné du Maurier, à Menabilly, sa demeure fétiche. C’est elle-même qui la commente, en la redécouvrant quelques années plus tard (c’est en anglais, mais vous pouvez simplement vous laisser porter par les images. Voyez l’allure de l’auteur, son habit masculin et son pas décidé) :  Vidéo Daphné du Maurier à Menabilly

Pour aller plus loin : vous trouverez ici un article de l’Express décrivant l’excellent travail de Tatiana de Rosnay et sa passion pour la famille du Maurier.

http://www.lexpress.fr/styles/familles-royales/tatiana-de-rosnay-sur-les-traces-de-daphne-du-maurier_1657920.html

***

Livre de poche

1ère publication aux éditions Albin Michel / Héloïse d’Ormesson en 2015

ISBN : 978-2-253-06792-4

544 pages

Littérature française