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Me voilà replongée dans la littérature québécoise, à la découverte d’une femme complexe que l’on s’efforce de comprendre au fil des pages, sans jamais y parvenir tout à fait.

Suzanne Meloche est une artiste, peintre et poète, contestataire. Née en 1926, elle veut demeurer libre dans un siècle qui ne le lui permet pas. Sa propre mère a renoncé au piano pour une vie terne qu’elle a passée à élever ses enfants, sans plaisirs et sans un sou. Suzanne fuit ce schéma familial, la misère et la triste condition des femmes de l’époque.

« Tu sais maintenant que tu as un ailleurs. Ce que tu ne sais pas, c’est que tu en auras toujours un, et jamais le même. Ce sera ta tragédie. »

Elle file à travers le vingtième siècle, rompant tout lien naissant, se coupant systématiquement de ses racines. Elle s’échappe, loin de sa famille, loin des hommes qu’elle aime pourtant sans retenue, et finalement loin de ses enfants. Elle abandonne ses bébés, sa fille Mousse et son fils François. Deux herbes sauvages qui pousseront loin d’elle, sacrifiées parce qu’il faut rester libre.

Comment être à la fois mère et artiste sans contraintes ?

Comment pardonner un tel geste ?

L’auteure, Anaïs Barbeau Lavalette est la fille de Mousse (Manon Barbeau de son nom officiel), et Suzanne Meloche est sa grand-mère. Enfant, elle déteste cette aïeule qui ne lui a transmis que le vide et l’absence. Devenue adulte, elle fait pourtant appel à une détective pour l’aider à reconstituer et écrire cette vie atypique.

« Parce que je suis en partie constituée de ton départ. Ton absence fait partie de moi, elle m’a aussi fabriquée. Tu es celle à qui je dois cette eau trouble qui abreuve mes racines, multiples et profondes. »

Elle nous livre ce récit dans un roman entièrement rédigé à la deuxième personne, comme si elle interpellait sa grand-mère, comme si elle la convoquait pour une explication tardive. Les phrases et les chapitres sont courts, le style incisif.

Les descendantes de Suzanne sont finalement devenues artistes. Elles aussi ont « ce besoin d’être libre, comme une nécessité extrême ». Mais Anaïs précise : « Je suis libre ensemble, moi. » La famille est enfin soudée, la fuite s’est arrêtée. Et dans la toute dernière page, l’auteure remercie ceux qui lui ont « permis d’écrire et d’avoir des enfants en même temps. »

A la décharge de Suzanne, il faut bien admettre que l’époque a changé, même si de nombreuses difficultés persistent. Le roman offre un aperçu efficace du vingtième siècle, de ses heurts et ses évolutions en Amérique du Nord. Crise de 29, conflit mondial, lutte pour les droits des femmes, des amérindiens et des noirs, guerre du Vietnam. Autant de déflagrations dont le souffle emporte Suzanne. Inconvénient d’être sans attaches.

« Tu te dis que la vie est sale, et que c’est comme ça que tu l’aimes. »

Le livre est aussi l’occasion de découvrir les Automatistes, groupe d’artistes et d’intellectuels québécois des années 40 et 50. Leur chef de file Borduas rédige le manifeste du Refus Global, déclaration révolutionnaire remettant en cause la mainmise religieuse et les valeurs québécoises de l’époque.

Deux articles intéressants à lire sur le sujet et le rôle que Suzanne y a joué (ne cliquez qu’après avoir lu le livre !) :

http://www.le-surrealisme.com/automatistes.html

http://www.ledevoir.com/culture/actualites-culturelles/449781/les-petits-enfants-de-refus-global

J’ai découvert le roman lors du dernier salon du livre de Paris auquel assistait Anaïs Barbeau-Lavalette. En lui parlant ce jour-là, j’ignorais encore tout de son histoire. Je comprends maintenant le sens de sa dédicace : « à Laetitia, et, par ricochets, à L. et R. (mes enfants) Et à la suite du monde… »

Difficulté de lecture : ***

Ce livre est pour vous si :

  • Vous êtes touché par les histoires de famille, les liens mère-fille, la maternité
  • Vous vous sentez l’âme rebelle
  • Vous êtes curieux de l’histoire du Québec. Si, comme moi, vous n’y connaissez rien, soyez prêt à consulter Internet de temps en temps. Vous en apprendrez beaucoup sur ce territoire francophone emblématique

Le petit plus : la description d’un épisode incroyable de la lutte pour les droits des noirs aux Etats-Unis. Comme si vous-même étiez dans ce bus. Je ne vous en dis pas plus.

Anecdote : Suzanne et ses amis artistes fument des cigarettes du Maurier, très populaires au Canada. La marque fut fondée à l’origine par le père de Daphné du Maurier. Qui est cette Daphné ? Retrouvez là ici !

***

Paru aux éditions Marchand de feuilles, 2015

ISBN : 978-2-923896-50-2

378 pages

Prix des libraires du Québec

Prix France-Québec

Grand prix du livre de Montreal

Littérature québécoise