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2084 – Boualem Sansal

L’Abistan est l’une des pires dictatures religieuses qu’il est possible d’imaginer. Ses dirigeants, les mystérieux Honorables, ont usé de tous les moyens manipulateurs pour transformer leur peuple en bêtes de somme asservies et apathiques. Dans l’unique but, non d’honorer leur Dieu (Yölah) et son « délégué » (Abi), mais bien d’assouvir leur soif de pouvoir et de confort.

« vivre dans un pareil système n’était pas vivre, c’était tourner à vide. »

Ils ont honteusement détourné, déformé, radicalisé une religion préexistante pour en inventer une nouvelle, totalement pensée pour décérébrer les croyants et leur ôter toute velléité de réflexion individuelle, sans même parler de révolte.

« le mal qui s’oppose au mal devient le bien, et le bien est l’expédient parfait pour porter le mal et le justifier. »

Tout y est : la légende fondatrice (2084 en est la date, mais personne ne sait à quoi elle correspond vraiment, il suffit de la vénérer), l’anéantissement de tous les mondes qui ont précédé, l’oubli de l’Histoire, la promesse d’un au-delà paradisiaque, chaque seconde de vie entièrement régentée et dictée par une infinité de règles absurdes, l’éducation remaniée pour ne rien apprendre d’autre que l’esclavage, le lavage de cerveau permanent, la propagande, la guerre sainte et ses kamikazes, la délation, la violence extrême, la terreur.

« Le système touffu des restrictions et des interdits, la propagande, les prêches, les obligations cultuelles, l’enchaînement rapide des cérémonies, les initiatives personnelles à déployer qui comptaient tant dans la notation et l’octroi des privilèges, tout cela additionné avait créé un esprit particulier chez les Abistani, perpétuellement affairés autour d’une cause dont ils ne savaient pas la première lettre. »

Il manque en réalité l’essentiel : aucun message d’amour ou d’apaisement. Cette pseudo-religion n’est utilisée que comme prétexte, ainsi que le faisait Orwell avec le communisme dans « 1984 ». Il s’agit en réalité de pouvoir et de soumission. Ce livre est la parfaite caricature des pratiques dictatoriales les plus infâmes.

Pourtant, en Abistan, un homme se met à douter : Ati est encore loin de la révolte, mais il se pose des questions et cherche à comprendre. Dans cette fable un peu burlesque, l’auteur nous décrit avec humour le cheminement de son personnage, son exploration de ce monde presque mort, sa façon d’entrevoir un ailleurs.

« Il s’était rendu coupable de haute mécréance, un crime par la pensée, il avait rêvé de révolte, de liberté et d’une vie nouvelle au-delà des frontières. »

Bien sûr, dans le contexte actuel et son expansion des fanatismes, le livre résonne comme une alerte. L’avertissement de l’auteur, en contre-pied, en renforce la portée :

« Dormez tranquilles, bonnes gens, tout est parfaitement faux et le reste est sous contrôle. »

C’est pourquoi je retiendrai l’idée qui me parle le plus. En Abistan, la langue officielle et obligatoire est l’abilang. C’est une sorte de dialecte simpliste, dont les mots ne comportent qu’une syllabe, parfois deux, une collection « d’onomatopées et d’exclamations, au demeurant peu fournies », qui empêche « de développer des pensées complexes et d’accéder par ce chemin à des univers supérieurs ».

Il faut maintenir le peuple dans l’ignorance et bloquer la diffusion des pensées, mieux, transformer ces dernières en une bouillie sans consistance et surtout sans danger. Quel meilleur moyen que de réduire le langage et les mots ? Les seuls écrits sont désormais le livre sacré, unique, et les documents administratifs. Terrifiant. Orwell avait décrit le même procédé en inventant la novlangue.

Que faire alors ?

Mon message, à sa modeste échelle, est toujours le même : continuons à lire varié, écrire beaucoup, transmettre passionnément.

Difficulté de lecture : ***

Ce livre est pour vous si :

  • Vous voulez lire une version moderne de « 1984 »
  • Vous n’avez pas peur des styles touffus
  • Vous voulez réfléchir aux grands thèmes du libre arbitre, de la liberté, du Bien et du Mal

***

Paru aux éditions Gallimard, 2015

ISBN : 978-2-070149933

288 pages

Grand prix du roman de l’Académie française 2015

Littérature algérienne