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La conquête des îles de la Terre Ferme – Alexis Jenni

Je vous parle aujourd’hui d’un livre magnifique, qui pourtant ne plaira pas à tout le monde. Pour l’aimer, il faut être amateur d’Histoire et d’épopées. Vous serez alors envoûté par le récit de cette conquête et charmé par la plume d’Alexis Jenni.

Il s’agit d’Hernan Cortés, grand conquistador espagnol qui débarque à Cuba en 1519 et prenant tout le monde de court, se lance à la conquête de l’actuel Mexique. Il découvre une civilisation inconnue, et, alternant combats et duperies, asservit des peuples étonnants, bien plus raffinés qu’il n’y paraît. Montezuma, le grand empereur des Mexicas (les Aztèques) est rapidement vaincu.

Si vous vous êtes déjà intéressé à cette période à la fois glorieuse et peu reluisante de notre histoire, vous savez tout ça. Je savais tout ça. Et pourtant le roman m’a cueillie, embarquée pour un long voyage dans de lointaines contrées, et laissée sur leurs rivages, à bout de souffle.

La première force du livre est d’adopter un point de vue original, celui d’un jeune espagnol paumé, qui n’a d’autre choix que de fuir son pays pour se trouver une vie, et devient rapidement l’un des proches de Cortés. Ce choix de l’auteur lui permet d’être au plus près du conquistador, tout en ayant la possibilité de s’en éloigner et rester dans la fiction. Aucun ennui donc entre ces pages. Vous marcherez aux côtés des soldats, découvrirez avec eux un pays aussi mystérieux que menaçant et, comme eux, serez épouvanté par les mœurs d’un peuple déroutant.

« Sous l’étrangeté, je pressentais un monde qui me faisait battre le cœur. »

Mais l’auteur se permet également quelques ruptures : il opère parfois quelques incursions dans le monde des Mexicas, abandonnant notre espagnol pour, le temps de quelques pages, se glisser dans l’esprit de ces étranges autochtones. C’est alors que le choc des cultures apparaît dans ce qu’il a de plus effroyable. Et l’on aperçoit la réponse à quelques questions importantes, dont l’une, particulièrement intrigante : pourquoi diable Montezuma, grand chef de guerre et monarque redouté s’est-il laissé approcher au point de se rendre si vulnérable ?

On connaît bien la psychologie des Espagnols. Après tout, c’est encore la nôtre. Nous avons la même définition de l’honneur, et sommes animés par un sens extrême de l’individualisme, pour le meilleur et pour le pire. Mais nous ignorons les codes des Aztèques de l’époque, que le grand empereur manie avec subtilité, persuadé qu’une telle stratégie s’avèrera victorieuse. Erreur…

« (…) ils n’imaginaient pas que nous voulions tout : leurs terres, leurs corps, leurs âmes. Et que pour ça nous pouvions les tuer jusqu’au dernier. »

Ce choc des cultures est d’autant plus fascinant qu’on l’observe avec le recul de l’Histoire et l’attrait de la fiction (quand d’autres confrontations, plus actuelles, nous paraissent moins évidentes ou absolues ?).

La fiction, parlons-en. Alexis Jenni m’a enchantée par son style, à la fois imagé, peu commun et toujours à la portée du lecteur.

« Nous contournions de grands rochers velus, des masses couvertes de mousses gorgées d’eau froide, que nous effleurions avec crainte car la totalité du rocher se perdait dans le brouillard, cela pouvait être le pelage d’un animal endormi. »

L’auteur nous offre une fabuleuse épopée qui ne manquera pas de ravir tous ceux qui sont friands d’aventures. L’histoire d’Hernan Cortés et de ses conquêtes est un film à grand spectacle. L’homme est courageux, audacieux, terriblement cruel et charismatique. Ce roman est magnifique, je me répète et ne manquerai pas de l’ajouter à la pile de ceux que je garde précieusement pour en relire parfois quelques passages, exemples précieux de ce que la littérature peut offrir de meilleur.

Quelques mots sur l’auteur : professeur des sciences de la vie et de la Terre, il obtient le prix Goncourt en 2011 pour « l’Art français de la guerre », autre roman d’aventures qu’il me tarde de lire également.

Retrouvez-le sur Babelio en cliquant sur le lien suivant :

https://www.babelio.com/auteur/Alexis-Jenni/145791

Difficulté de lecture : ***

Ce livre est pour vous si :

  • Vous êtes amateur d’Histoire et d’épopées !
  • Vous recherchez dans l’Histoire ce qu’il pourrait advenir de notre propre civilisation
  • Vous vous intéressez aux relations interculturelles, à la diplomatie et tout ce qui engendre une guerre

Le petit plus : la traversée du Mexique d’alors, ses paysages contrastés et majestueux, son climat soufflant le chaud et le froid, ses populations colorées.

***

Editions Gallimard, Collection Blanche, 2017

ISBN : 978-2-07-273334-0

411 pages

Littérature française

Attention pavé ! La Guerre et la Paix – Léon Tolstoï

C’est une lecture qui commence par un défi.

Car franchement, qui, aujourd’hui, peut avoir l’envie spontanée de lire un tel pavé sur la Russie du XIXème siècle et ses combats contre l’Ogre Napoléonien ? 1243 pages dans cette version, dite moins dense et plus romanesque de l’œuvre de Tolstoï !

Un défi donc ! Lire un gros classique, histoire de se coucher moins bête… La Guerre et la Paix est celui qui me vient en premier à l’esprit. Malheur ! Dans quoi me suis-je embarquée ? D’autant plus que j’essaie toujours de terminer un livre, même lorsque la lecture en est pénible.

La paix, les personnages

J’attaque les premières pages avec un enthousiasme un peu forcé. Et voici que défilent les bals et les dîners, les princes et les comtesses aux noms capricieux. Je farfouille sur le web à la recherche de quelques explications : l’auteur prend un malin plaisir à multiplier les dénominations. Les personnages sont tantôt désignés par leurs prénoms et leurs multiples variantes (Natacha = Nathalia = Nathalie), tantôt par leur nom de famille, tantôt par le prénom du père auquel on appose un suffixe qui lui-même a plusieurs versions.

Mal de tête…

Il me faut un carnet et un stylo. Je bâtis une généalogie repère qui me servira tout au long du livre. Première difficulté vaincue. J’apprends au passage que les russes de l’époque (nous sommes en 1805), ceux de la haute société, parlent français. C’est la langue incontournable dans les salons mondains.

« Il continuait de parler en français, ne prononçant en russe que les mots qu’il voulait souligner de son mépris. »

Finalement, la lecture n’est pas si difficile. Les chapitres sont très courts et le style abordable. Et puis, cette histoire d’héritage et de manipulation, ça commence à devenir intéressant…

La guerre, la victoire de l’Ogre

Deuxième partie, cette fois, c’est la guerre ! Nous rejoignons l’armée russe, ses soldats, ses officiers, plus ou moins habiles et courageux. Pour profiter pleinement du spectacle, nouveau détour par Internet. Je trouve une ou deux cartes illustrant les campagnes napoléoniennes histoire de visualiser les champs de bataille. Et là, il faut bien le dire, un certain suspense s’installe.

Me voilà prise dans l’histoire, partie à la découverte des personnages réels qui croisent la route des héros de fiction, admirant au passage la maîtrise stratégique de l’empereur français. Je foule l’herbe d’Austerlitz, observe l’incurie des généraux austro-russes et assiste à leur terrible défaite. A ce propos, Tolstoï nous offre une phrase aussi majestueuse que la bataille :

« De même que dans une horloge le résultat de ces mouvements innombrables et complexes est un déplacement lent et régulier de l’aiguille qui indique le temps, le résultat de tous ces mouvements humains complexes de ces cent soixante mille Russes et Français, de toutes les passions, des désirs, des repentirs, des humiliations, de l’orgueil, des souffrances, des peurs et des enthousiasmes de ces hommes, fut la défaite d’Austerlitz, la bataille dite des trois empereurs, autrement dit un lent déplacement de l’aiguille de l’histoire universelle sur le cadran de l’histoire de l’humanité. »

C’est l’occasion de découvrir Napoléon Bonaparte que je connais bien mal, ses victoires, ses défaites. Un empereur vu de l’extérieur, longuement décrit, critiqué, parfois même admiré par ses ennemis. Le moins que l’on puisse dire est que ce diable d’homme a suscité bien des débats, et le roman n’en fait pas l’économie :

« Toute la force de cet homme réside dans son mépris pour les idées et dans le mensonge. Il suffit de convaincre tout le monde que nous sommes toujours vainqueurs et nous vaincrons. »

« Il n’arrivait pas à croire qu’il s’agissait de Napoléon, le vainqueur d’Austerlitz. Il le voyait de si près, c’était donc un homme ; il montait fort mal et était assis sur son cheval (ce qui frappait n’importe quel cavalier) Mais où était sa grandeur ? »

Tour à tour désigné comme « chef de guerre », « homme génial », « héros », « mauvais tacticien », « Antéchrist », « dragon », ou bien « traître à la révolution », haï ou adulé, il est omniprésent dans l’œuvre malgré de rares apparitions directes.

Ses campagnes sont le premier bouleversement auquel nos héros de fiction auront à faire face, une sorte de combat des « forces de la révolution contre les défenseurs de l’ordre ancien ».

La paix, une période de mutations

Au long de ces centaines de pages, nous suivons principalement de jeunes aristocrates issus de cinq familles russes, qui se croisent et interagissent.

Après la guerre revient la paix et son lot de mutations sociales :

« Nous ne comprenons pas l’époque que nous vivons maintenant. »

Les péripéties ne manquent pas : manipulations, duels, tromperies, aussi bien qu’amour sincère, repentir et esprit de sacrifice. Les personnages ne sont jamais lisses, ni totalement purs, ni totalement mauvais. Ils cherchent désespérément leur place, un sens à leur existence, au sein de cette époque malmenée. Ils sont authentiques.

Il y a le jeune homme sympathique mais constamment indécis, « à quoi bon ? », maladroit, influençable et incapable d’agir ;

L’ambitieux, intelligent, qui se plie à toutes les conventions pour mieux progresser dans l’étrange hiérarchie de la haute société ;

Le héros sincère et beau, réformateur et efficace, trop souvent abattu par la nostalgie et les désillusions ;

La belle insouciante, narcissique, qui fait tourner les têtes et dont la seule peur est de devenir adulte ;

Le faible enfin, lâche à ses heures, progressant un peu par hasard mais sachant aussi reconnaître ses fautes.

Pas un d’entre eux ne restera indemne. Tous évolueront au gré des évènements et de leurs réflexions.

La guerre, cette ineptie

L’œuvre se termine sur la débâcle française. La roue a tourné et Napoléon est en déroute. Où donc est passée sa maîtrise stratégique ? Tolstoï nous livre son opinion sur cette chose profondément amorale et pourtant « éternelle et inévitable » qu’est la guerre. Il brosse un bien triste tableau de ces grands chefs de guerre, qu’ils soient français, russes ou allemands. Selon lui, ils ne maîtrisent rien, ne comprennent rien, ne sont pas plus libres qu’un cheval attaché à une roue mobile.

« La chose militaire relève (…) des lois inéluctables de la fourmilière qui gouvernent l’humanité, elle exclut tout libre arbitre personnel et toute connaissance des buts qu’elle poursuit. »

Toute l’action des soldats ne consiste qu’à faire en sorte que l’ennemi ait peur le premier et s’enfuie. Ils ne ressentent le besoin d’égorger que lorsque l’horreur touche les civils et leurs proches. Tout le reste n’est que mensonge. Les causes de la guerre ne sont que prétextes. Les tactiques sont inopérantes sur un champ de bataille où tout se passe dans l’instant. Les héros sont fabriqués après-coup par les historiens.

« Il avait peur, une peur irrépressible d’être tué, et il était incapable de retourner là où il courait un danger. »

Les personnages du roman traversent ce chaos et s’en trouvent irrémédiablement changés. De toutes ces épreuves ne restent finalement qu’amour du prochain et compassion.

C’est un peu groggy mais ravie que je referme ce pavé, finalement englouti en moins d’un mois. Défi relevé. J’ai découvert une époque révolue, une contrée lointaine, une pensée actuelle. « La guerre et la paix » est une fresque riche en couleurs, en fureurs et passions. Un roman que l’on pourrait bien transposer à notre époque : des champs de bataille et hommes politiques avec d’autres noms, mais des motivations et une impuissance toutes similaires ?

Difficulté de lecture : ***

La Guerre et la Paix est pour vous si :

  • Vous aimez l’histoire et les épopées militaires ;
  • Vous n’avez pas peur de lire avec un carnet de notes à portée de main. Vous pouvez opter pour une lecture en deux temps pour ne pas risquer la lassitude que ne manquera pas de s’installer après quelques centaines de pages ;
  • Vous êtes curieux des forces, des sentiments, des fantasmes qui régissent les relations humaines, à l’échelle individuelle… ou nationale !

Le petit plus : cette œuvre est une mine de mots curieux, spécifiques, parfois désuets. Vous enrichirez votre vocabulaire militaire, lié à l’époque (cosaque, shako, uhlan, sabretache, havresac, hussard). Vous apprendrez le cri de guerre des armées russes (Hourra !). Vous croiserez nombre de ces termes que l’on comprend sans pouvoir en donner une définition précise. Et quelques originalités oubliées. Ma préférée : une « bas-bleu », mot masculin, désignant pourtant une femme, pédante et se piquant de littérature sans rien y comprendre. Molière aurait sans doute parlé d’une précieuse ridicule…

***

La Guerre et la Paix – Léon Tolstoï
Paru aux éditions Points
ISBN : 978-2-7578-1971-5
1243 pages
Traduit du russe par Bernard Kreise
Titre original : Voina i Mir
Littérature russe

La fiancée américaine – Eric Dupont

J’ai découvert la littérature québécoise pour la première fois il y un an, lors d’un voyage à Montréal. Là-bas, les librairies sont légions. Elles fleurissent à chaque coin de rue et proposent des livres d’occasion aussi bien que des livres neufs. J’ai donc maintenant « une pile de livres » québécois, qui alimente mes lectures étrangères.

« La fiancée américaine » est un livre captivant que je range avec bonheur dans mon dossier « épopées familiales ». Eric Dupont est un auteur contemporain, professeur d’université, établi à Montréal mais ayant vécu plusieurs fois en Europe.

Ce livre est son quatrième roman. Au fil des pages, j’ai pensé plusieurs fois aux « Cent ans de solitude » de Gabriel Garcia Marquez. Peut-être les puristes hurleront-ils au sacrilège, car le style et probablement l’intention sont différents. L’œuvre d’Eric Dupont est moins touffue, et d’abord plus aisé. Elle présente pourtant le même foisonnement.

Tous les ingrédients y sont : l’histoire d’une famille (québécoise, donc) s’y déroule sur plusieurs générations. On suit quelques personnages truculents, au caractère bien marqué… et bien trempé. Les situations cocasses ou dramatiques se succèdent à une vitesse étourdissante. Le tout baigné par une atmosphère légèrement fantastique et un soupçon d’irréalité.

Tout commence par cette fiancée américaine que l’on importe dans la petite ville de Rivière-du-Loup, en pleine terre québécoise. Pour l’unique raison qu’elle se nomme Madeleine et que chaque génération de la famille des Lamontagne de Rivière-du-Loup doit avoir sa Madeleine. Elle fera long feu, cette fiancée, mais marquera le clan grâce à son livre de recettes et la croix en or léguée aux générations suivantes.

Et c’est parti pour d’incroyables aventures sur le continent Nord-américain et dans la vieille Europe !

« Il aurait fallu prendre une photographie des Lamontagne à ce moment là. On aurait pu la classer entre la photo faite à Hiroshima fin juillet 1945 et celle de Dresde à Noël 1944, ou de n’importe quel endroit dont la destruction est imminente. »

L’histoire est passionnante, servie par un humour inventif amenant une touche de légèreté aux scènes les plus graves.

« Contrairement aux Français qui semblent toujours avoir la réponse aux questions qu’ils n’ont pas encore posées, les Allemands sont toujours pleins de wann ? wie ? wo ? warum ? wer ? et ne vivent pas dans la peur panique d’avoir un jour à admettre : ‘Je ne sais pas.’ »

C’est aussi l’occasion de s’ouvrir l’esprit et d’apprendre en douceur. Les cahiers de Magda par exemple, nous plongent sans parti pris dans le vécu douloureux des civils allemands lors de la seconde guerre mondiale. Témoignage prenant et parfaitement documenté.

Quel personnage, d’ailleurs, cette curieuse Magdlena Berg, dont le nom signifie peu ou prou « Madeleine Lamontagne »…

La couverture parle d’elle-même : « la fiancée américaine » est en effet un « livre phénomène », qui ne peut pas laisser indifférent.

Un bémol : certains fils rouges un peu trop présents, qui tirent à l’obsession, comme l’évocation récurrente de l’opéra Tosca (Puccini). Ceci dit, pourquoi ne pas faire un tour sur youtube et découvrir (je suis personnellement inculte ou presque en matière de musique classique ou d’opéra, alors toutes les occasions sont bonnes !)

Le petit plus : l’histoire méconnue d’une des plus grandes catastrophes maritimes de tous les temps, le torpillage du Gustloff. Gardez donc la tablette à portée de main pendant la lecture. Vous apprendrez !

Le mot inédit : sarcelle. C’est le nom d’un canard, et dans le livre, c’est l’adjectif désignant la couleur des yeux des Lamontagne. « Une couleur rare », véritable marque de fabrique des membres clés de la famille.

Difficulté de lecture : **

Ce livre est pour vous si :

  • Vous n’êtes pas effrayé par les pavés  (Celui-ci ne devrait pas vous ennuyer, il est suffisamment loufoque pour ça !)
  • Vous aimez l’histoire et la culture en général
  • Vous aimez les sagas familiales

***

Editions J’ai Lu, mai 2015

ISBN : 978-2-290-10945-8

919 pages

Prix des libraires du Québec 2013

Littérature québécoise