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Si vous vous intéressez au monde du livre, vous n’avez pu manquer le grand débat actuel entre édition classique et autoédition. Les auteurs se plaignent du manque d’investissement des éditeurs quand ces derniers déplorent la mauvaise qualité des manuscrits qu’ils reçoivent. Mais là n’est pas mon propos du jour. J’ai croisé Jean Le Boël, des éditions Henry, lors d’un salon du livre : il m’a parlé de ses collections, de ses auteurs, de son travail. Avec tant de passion et de conviction que son discours effaçait à lui seul les grandes disputes de la chaîne du livre : oui, il existe encore de vrais éditeurs, dont les activités sont précieuses pour nos écrivains, et qui aident à nourrir la magie de nos lectures. Voici ce qu’il m’a confié.

Pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours ?

Au tout début, j’écrivais pour moi. J’étais enseignant, invitais des écrivains et organisais des rencontres avec les étudiants. Je m’intéressais aussi à la langue, je donnais des cours de français médiéval, de latin, etc. J’ai rapidement compris que beaucoup ignoraient l’étymologie des mots, et, par voie de conséquence, avaient peur de s’y frotter.

J’ai donc cherché des moyens de rendre le concept amusant, je me suis renseigné auprès d’élus et d’associations. J’ai fini par entrer en contact avec une personne responsable d’un groupe de presse qui, en outre, dirigeait une petite maison d’édition. Elle m’a demandé d’écrire des chroniques dans la presse régionale.

De fil en aiguille, nous avons également lancé une revue, Écrit(s) du Nord, visant à faire la promotion de jeunes écrivains et diffuser la littérature. J’ai continué à écrire et à rencontrer de nombreux auteurs et poètes.

Et puis le groupe de presse a été racheté par une entité plus grande qui acceptait de conserver les chroniques mais n’était pas intéressée par la poésie. J’ai donc transformé Écrit(s) du Nord en association afin de pouvoir poursuivre mes activités.

Finalement, ma rencontre avec Catherine Henry a tout changé. Cette amoureuse de la littérature, petite-fille du premier éditeur de Pierre Jean Jouve, assurait l’impression de nos publications et éditait elle-même une collection de livres pratiques. Le courant est passé ; nous avons créé une structure spécifique, les éditions Henry. La belle aventure pouvait commencer.

Quels genres d’ouvrages les éditions Henry publient-elles ?

Notre projet pourrait se résumer ainsi : nous voulons publier ce qui n’est pas suffisamment abordé par les autres maisons. Je vous donne un exemple : en littérature jeunesse, vous ne trouverez quasiment rien en matière de poésie contemporaine pour les enfants.

Poésie enfants

De jolies poésies pour les enfants !

 

Pour ce qui est des romans, nous ne sélectionnons pas les œuvres par genre, mais plutôt par type d’écriture. Nous aimons les écritures de recherche, pourvu qu’elles restent accessibles au public. Nous voulons proposer des livres qui ne se trouvent pas ailleurs sans pour autant être illisibles !

La poésie est en général peu représentée dans le monde de l’édition. Elle est souvent là pour la vitrine et les amateurs se sentent exclus. Nous cherchons donc à diffuser plus largement une poésie que le public puisse lire sans renoncer à la modernité. Nous proposons des textes portant des émotions, parfois un certain lyrisme, mais sans exhibitionnisme. Les gens doivent pouvoir s’y reconnaître.

Nous aimerions vraiment qu’ils apprennent à choisir leurs lectures par eux-mêmes, à retrouver leur autonomie. Ne pas lire seulement ce que tout le monde lit.

Quel est votre plus beau souvenir d’éditeur ?

Je ne peux pas répondre à cette question. J’ai de nombreux souvenirs agréables. En vérité je suis heureux dès que l’un de mes auteurs est heureux.

Si je dois en évoquer un (sans que celui-ci ne masque tous les autres), je parlerai alors de cet auteur détecté lors du Prix des Trouvères, dont je m’occupe depuis longtemps. À l’époque son texte avait été rejeté par le jury adulte. C’est vrai qu’il comportait quelques défauts mais également une sorte d’évidence, quelque chose à creuser et déployer. J’ai pris contact avec l’auteur et l’ai publié quatre fois, à perte. Son cinquième livre est finalement sorti chez Gallimard, dans la collection blanche.

Cet auteur est devenu l’un de mes amis. Je suis fier de l’avoir encouragé et protégé contre les doutes. Je lui répétais d’approfondir ce qu’il était, de ne pas changer, de ne pas imiter. Créer n’est pas copier.

Le plus amusant est sans doute le fait que ses quatre premiers livres, ceux que j’ai publiés à perte, vont peut-être devenir rentables. Puisque l’auteur est maintenant connu et reconnu ! Mais ce n’est pas le plus important. Cela montre simplement le travail qui reste à accomplir dans le domaine de la poésie. Je reçois cinq cents manuscrits de ce genre chaque année. Tous ont un intérêt ! Mais il est évidemment impossible de les retravailler tous. Il faut donc écarter ceux qui manquent de pertinence ou dont l’écriture est trop inégale.

Que diriez-vous à quelqu’un qui aimerait écrire mais qui n’ose pas ?

Je lui dirais qu’il faut écrire tous les jours. Écrire très régulièrement avec, dans la tête, une sorte de projet. Se mettre quelques contraintes, comme lors d’un atelier d’écriture.

Publier est autre chose… Le principal est d’écrire.

J’ai un jour décrit dans une préface les consignes que je m’applique au moment d’écrire. Mais c’est un exercice périlleux qui me déplaît un peu : on se transforme vite en donneur de leçons. Il n’existe pas de recette unique. Et il importe de ne pas formater les auteurs en herbe.

Mais je peux malgré tout donner un conseil universel : avant d’écrire, il faut d’abord lire ! Lire déclenche le désir d’écrire. Cela va ensemble !

éditions henry

Quelques ouvrages de poésie des éditions Henry

 

À ce propos, qu’aimez-vous lire ?

Je participe à plusieurs jurys dans le cadre de concours ou de prix littéraires. Cela m’a permis de découvrir certains auteurs avant qu’ils ne soient célèbres. Leïla Slimani ou Valérie Perrin par exemple.

Mais je reste curieux et explore des spécialités qui ne sont pas les miennes. Je pourrais citer Pêcheurs d’étoiles, de Jean-Paul Delfino, que j’ai eu l’occasion de rencontrer. Bernard Minier également, qui est lui-même lecteur de poésie. J’ai vu la manière dont il fabrique ses intrigues. Son univers est éloigné du mien mais j’éprouve une grande sympathie d’artisan pour l’artisan ! Je connais moins Franck Thilliez. Je lis aussi Anna Gavalda.

Et puis j’aime relire. Homère dans le texte, puisque j’ai la chance de connaître les langues anciennes. Ou les nouvelles d’Oscar Wilde en anglais.

Continuez-vous à écrire ?

Il me reste peu de temps pour cela ! Alors je mûris mes textes peu à peu. Et j’écris de la poésie quand je me sens prêt.

Il y a aussi un nouveau projet de roman qui me tourne dans la tête depuis quelques années. Mais ce n’est pas vraiment urgent.

Que voulez-vous transmettre par l’intermédiaire de vos écrits et vos activités ?

Ce que je veux transmettre ? Une sorte de fraternité sans doute…

Je suis toujours frappé par le fait que chacun voit midi à sa porte. C’est vrai dans le monde du livre comme ailleurs. Tout le monde peste contre tout le monde !

J’aimerais que se développe une compréhension mutuelle à force de partage. Il ne faut pas que les gens s’enferment sur eux-mêmes. Il faut que la parole circule.

***

Aider les auteurs à s’affirmer et développer leur écriture, amener le public à découvrir de nouveaux ouvrages sans avoir peur des genres auxquels ils sont peu habitués, voilà selon moi le travail d’un éditeur. C’est ce qui s’accomplit, chaque jour, aux Éditions Henry.

Quoi de mieux qu’un exemple pour vous convaincre ? Voici la chronique de lecture d’un ouvrage que m’a conseillé Jean Le Boël lors de notre rencontre…

Renée, en elle – Cécile Guivarch

Renée, en elle de Cécile Guivarch

 

Ce livre illustre parfaitement le concept des Éditions Henry : voilà de la littérature que vous trouverez difficilement ailleurs. Il s’agit d’une biographie. Celle d’une femme vivant jadis, au temps où la vie était courte, les paysannes portaient des jupons et les voleurs de pommes finissaient en prison.

Elle s’appelle Renée et pleure souvent. Elle est l’aïeule de la narratrice, qu’elle vient hanter dans son sommeil.

« Elle m’attire, m’empêche de dormir. Je la sens, chaque nuit, passer son souffle sur mon corps. »

Les deux parentes sont liées par la lignée et l’immémoriale souffrance des femmes. Renée revient transmettre son histoire, celle qui n’apparaît dans aucun registre. Nuit après nuit, elle se coule dans le corps de sa descendante et libère lentement son secret.

Voilà une biographie surprenante, très courte et très dense, tout en poésie brute, racontée par petites touches, par la voie des sens et des émotions plutôt que par celle des faits.

J’ai moi-même été prise de passion pour la généalogie mais me suis rapidement trouvée frustrée : tant de noms et de dates qui ne disent rien des hommes et des femmes qui ont vécu avant moi. Alors j’ai raconté l’histoire de mes grands-parents puisqu’il restait de nombreux témoins d’une époque pas si lointaine.

C’était ignorer qu’il existe d’autres moyens d’explorer le passé et de garder une trace de ces existences souvent douloureuses et si facilement oubliées. Cécile Guivarch y est parvenue en teintant son écriture d’empathie et en laissant venir Renée, en elle.

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Renée, en elle de Cécile Guivarch
Éditions Henry, 2015
ISBN 978-236469-097-4
61 pages