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La guerre d’Algérie, ça évoque quoi, pour vous ? Pour moi, c’est la double page d’un livre d’histoire ; un chapitre que je détestais car empli de destructions, celui de la décolonisation ; un mélange de ressentiment et de culpabilité chez ceux qui, d’une manière quelconque, y ont été liés. Ce sont quelques anecdotes racontées par l’un des membres de ma famille, à propos d’un conflit auquel il n’a pas vraiment pris part mais qu’il a suffisamment approché pour y perdre des amis. La guerre d’Algérie n’était pas un sujet qui m’intéressait, trop de confusion et de mots oppressants, Harkis, Pieds noirs, FLN, OAS. Trop de cailloux, pensais-je, dans un pays brûlé par la haine. Et puis j’ai lu L’art de perdre, cette épopée magnifique écrite par Alice Zeniter.

Guerre d’Algérie : une logique absurde

 

Il suffisait finalement de m’y pencher pour que les pièces de ce sombre puzzle s’assemblent en un vernis fragile. Je ne prétends pas avoir compris cette guerre (est-ce seulement possible ?) grâce à L’art de perdre, mais au moins m’aura-t-il donné quelques repères.

C’est là toute la magie des romans que l’on dit historiques : vous apprenez, mine de rien, en suivant quelques personnages aussi emblématiques qu’imaginaires. Du moins croit-on qu’ils le sont.

Il s’agit ici de Naïma, une Française d’origine kabyle, que la vie fait s’interroger sur ses origines. Elle est fille de Harki, mais ni son père ni ses grands-parents ne peuvent ou ne veulent lui expliquer la tragédie que recouvre ce terme. Alors elle cherche à comprendre. Le livre regroupe l’histoire de trois générations.

Ali est le grand-père. Il vit dans les montagnes de l’Algérie française, respecte les traditions et croit dur comme fer que les destins sont écrits avant même d’être vécus.

« Il faut être fou pour s’opposer au torrent. » Mektoub. La vie est faite de fatalités irréversibles et non d’actes historiques révocables.

C’est peut-être pour cette raison qu’il voit se déployer la guerre d’Algérie sans se sentir porté par un quelconque idéalisme, dans un sens comme dans un autre. Si tout est écrit, que peut-il y faire ? Autant rechercher la solution la meilleure, la moins dommageable pour sa famille et lui. Autant garder sa liberté de vivre comme bon lui semble.

Il observe les manipulations du FLN et celles de l’armée française. Il les voit se rendre coup pour coup la même cruauté, sans limite. Lorsqu’il est confronté au cadavre d’un vétéran algérien de la 1ère guerre mondiale, il se tourne finalement vers la caserne française. Mauvaise pioche puisque, finalement, l’indépendance est déclarée en 1962, après 8 ans de guerre.

Ali fuit le pays avec tant d’autres Harkis, ceux que l’on considère comme des traîtres à abattre ou à dépouiller, parce qu’ils ont fait le mauvais choix.

 

Illustration de la Kabylie au XIXe siècle

Illustration de Beni Yenni, invasion de la Kabylie par l’armée française. Créée par Gilardin, publiée dans L’Illustration Journal Universel, Paris, 1857

 

Le choc des opposés

 

France et Algérie s’affrontent pendant 500 pages, 50 ans, et bien plus encore. Les deux cultures sont à ce point différentes que cela en devient risible. Même Ali qui les choisit ne comprend pas les Français. Bien loin de là.

Un exemple cocasse : quelle est donc cette manie qu’ont les Occidentaux de tout compter. Ils ont décrété qu’Ali venait « des 7 crêtes ». Comment donc peut-on venir de 7 crêtes à la fois ? Ali ignore leur nombre. Il sait qu’il vient de son village, et cela lui suffit.

Un autre exemple, plus lourd d’incompréhension, la place des femmes. Éternel débat cristallisant toute l’incompatibilité entre deux façons de voir le monde et les relations humaines.

Le racisme, la haine, la peur de la différence, la simple méfiance, parfois la curiosité s’étendent comme un fil rouge tout au long du livre. Si ces deux peuples ont un point commun, c’est bien là qu’il réside.

Et je me suis posé quelques questions triviales et sans réponse au cours de la lecture : au-delà des raisons évidentes ayant conduit à la guerre, comment deux pays aussi opposés pourraient-ils finir par s’entendre ? Par quel miracle anéantir l’envie d’anéantir ce qui ne nous ressemble pas ? Comment « bâtir des ponts plutôt que des murs » ?

L’art de perdre une identité qui n’est pas la sienne ?

 

Ali, le « mauvais » Algérien ne trouve pas sa place en France et se languit du pays. Hamid, son fils, a grandi en France mais n’est pas vraiment français, même s’il ne veut plus entendre parler de l’Algérie. Naïma, la petite-fille française à jamais « d’origine algérienne », ne connaît rien à ce pays lointain et se demande si quoi que ce soit l’y attache encore.

La quête d’identité, c’est là le grand sujet du roman. Un pays que l’on n’a pas connu peut-il nous définir parce que nos parents en sont issus ? Quelle influence notre passé peut-il, doit-il avoir sur notre présent ?

Naïma prend le bateau pour Alger dans l’espoir de trouver quelques réponses.

« Ce qui l’effraie, c’est de poser les pieds dans un endroit que sa famille a figé dans ses souvenirs depuis 1962 et, par cet acte, de le ramener brutalement, bruyamment dans l’existence. »

Et peut-être l’auteure a-t-elle été Naïma, à la recherche de l’Algérie de ces ancêtres, avant de s’autoriser à se sentir pleinement Alice Zeniter et de continuer sa route.

La Kabylie, illustration

Illustration de la colline Tirourda, Kabylie, Algérie. Créée par Duhousset, publiée dans Le Tour Du Monde, Paris, 1867

 

L’art de perdre est pour vous si :

 

  • Comme moi, vous ne connaissez rien à la guerre d’Algérie ;
  • Vous aimez les fresques s’étalant sur plusieurs générations ;
  • Mais surtout celles qui évoquent l’évolution d’une société via la description d’une histoire familiale.

Difficulté de lecture : **

Le petit plus : le style d’Alice Zeniter, une belle écriture qui n’a pas besoin de trop en faire. Elle parvient à se glisser dans la tête d’un montagnard kabyle avec beaucoup de crédibilité et, semble-t-il, d’objectivité. L’art de perdre est un livre qui développe l’empathie.

Découvrez ici ce que dit l’auteure à propos de L’art de perdre : http://https://youtu.be/0E07LY1JeDE

Un autre livre évoquant la guerre d’Algérie ? L’Art français de la guerre, Alexis Jenni

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L’art de perdreAlice Zeniter
Éditions Flammarion, 2017
ISBN : 978-2-0813-9553-4
512 pages
Prix Goncourt des Lycéens 2017
Littérature française