Dans les galeries commerciales, les enseignes vont et viennent au gré de la mode et des aléas financiers. Je fréquente parfois l’une d’elles, dans le Nord de la France, sans doute l’une des plus anciennes du pays. Il y a quelques semaines, je repère l’annonce de l’ouverture prochaine… d’une bouquinerie ! Quoi ? Il ne s’agit pas d’un énième magasin de chaussures ou de vêtements ? Non. Une bouquinerie. Solidaire qui plus est. Curieuse, je pointe le nez quelques temps après l’inauguration. Et je fais la connaissance d’une équipe sympathique, convaincue par un très joli concept. Sarah et Baptiste ont gentiment accepté de m’en dire plus sur la Bouquinerie du Sart, ou, comment le livre peut aider à la réinsertion professionnelle de personnes en difficulté.
Un vaste espace dédié aux livres, CD’s et DVD’s
Mais avant de leur laisser la parole, quelques mots sur le magasin lui-même. Le lieu est aussi étendu qu’un petit entrepôt. Les tables et étagères débordent de livres, CD et DVD proposés à des prix improbables, 1 ou 2 euros, rarement plus. Quelques jeux vidéo également. De quoi ravir le plus exigeant des amateurs. L’endroit est agréable, habillé de bois clair, aggloméré, et de palettes récupérées. Le concept transparaît dans la décoration : ici, tout est d’occasion. Rien ne se perd, tout se transforme ou se revend. Voilà qui est intéressant ! De grands panneaux parlent de l’association. C’est dynamique et accueillant.
Mais je me garde bien de les lire en détail car me voilà bientôt en tête à tête avec Sarah, vendeuse dans le magasin, et Baptiste, responsable du site. Voici ce qu’ils me disent…
Pouvez-vous me présenter l’histoire et le concept de la Bouquinerie du Sart ?
[Baptiste / Sarah] : La personne à l’origine du concept est Vianney Poissonnier qui a toujours eu un côté très social et fait beaucoup de maraudes. L’envie d’agir concrètement lui vient au fur et à mesure des rencontres, en constatant le nombre croissant de personnes dans la rue. Le directeur d’un centre d’hébergement le dissuade d’en ouvrir un de plus, trop vite rempli, et le convainc de créer une entreprise capable de générer de l’embauche. Vianney explique lui-même qu’il n’est pas manuel et ne sait pas travailler les matériaux. Mais il connaît l’informatique et maîtrise les logiciels. Il est capable de développer un outil logistique pour revendre des produits. Le livre s’invite un peu par hasard dans le projet : il faut un objet attractif susceptible d’avoir plusieurs vies.
Vianney crée donc une association, la Bouquinerie du Sart, en 2015. Son objectif premier est de libérer de la place dans les foyers d’hébergement d’urgence en proposant un emploi aux personnes qui les fréquentent. Pour y parvenir, l’association récupère les livres de particuliers grâce à des box installées un peu partout dans la région. Il en existe une petite centaine actuellement, de Dunkerque à Valenciennes. Tout fonctionne sous forme de dons. Ces livres sont ensuite récupérés, triés et stockés. Au tout début, ils sont revendus via le site marchand de l’association. Puis, rapidement, une première librairie ouvre à Villeneuve d’Ascq, là où se situe la réserve.
C’est dans cet entrepôt que travaillent les personnes en réinsertion employées par la Bouquinerie du Sart. Elles seront 15 en septembre. Ce sont les premiers maillons de la chaîne. Ce sont eux qui vérifient les livres, enlèvent ceux qui sont trop abîmés, scannent les autres pour le site Internet, rangent la réserve, préparent puis envoient les commandes. La Bouquinerie du Sart leur fournit un emploi pour un an. C’est un tremplin. La première partie du contrat est de les remettre sur la voie du travail. Certaines personnes en sont très éloignées. Nous employons des réfugiés politiques, des migrants, des femmes battues, des sans-abris, des gens qui ont décroché et n’ont plus ni revenus ni horizon. Nous essayons de les remettre en selle, leur redonner le goût et le rythme du travail, le lien social, des horaires à respecter, une hiérarchie, la capacité à travailler en équipe…
Et dans un deuxième temps, nous les aidons à monter un projet professionnel pour qu’à la fin de leur année de contrat, ils aient décroché un travail ou une formation. Le but ultime est que ces personnes regagnent leur indépendance financière et puissent se reloger. Nous ne voulons pas qu’elles retournent au point de départ. Sinon ça ne sert à rien.
Et cette deuxième librairie ?
[Baptiste] : La boutique de Roncq a ouvert le 4 juin 2019. L’équipe dirigeante (Vianney Poissonnier, fondateur ; Domitille Widmaier, responsable des ventes ; Marine Buriez, responsable de la partie réinsertion) voulait développer l’association pour pouvoir aider un maximum de personnes. C’est une sorte de test : toucher un public plus large en s’installant dans une galerie commerciale.
[Sarah] : nous sommes cinq ici. Personnellement je devais trouver un stage dans le cadre de mes études de lettres. Quand j’étais au lycée déjà, j’avais imaginé monter une librairie pour SDF. Alors la Bouquinerie du Sart, c’était pour moi le projet idéal !
[Baptiste] : de mon côté, ce n’est pas vraiment le livre qui m’a intéressé. Je suis plus sportif que lecteur. Mais je cherchais une entreprise dotée d’une vraie éthique. Mon envie initiale, c’était plutôt l’écologie et le développement durable. Mais le concept de la Bouquinerie du Sart prend une dimension plus large. Ça m’a plu, j’ai postulé ! J’ai été embauché pour gérer la boutique de Roncq. Je ne suis pas spécialement un amoureux des livres mais j’aime beaucoup lire quand même, sinon ce serait un peu compliqué ! [Rires]
Que trouve-t-on exactement à la Bouquinerie du Sart ?
[Sarah/Baptiste] : Des livres, CD, DVD et des vinyles ! On nous donne parfois des jeux de société mais il est difficile de les remettre en vente sans savoir s’ils sont complets. Même chose pour les jeux vidéo. Ils peuvent ne pas fonctionner ou nécessiter des codes d’installation.
Pour ce qui est des livres, nous prenons tout sauf les encyclopédies et les magazines, qui peuvent être obsolètes ou très abîmés. Mais nous reprenons les ouvrages éducatifs et les manuels scolaires. Les livres dédicacés également : beaucoup d’amoureux du livre aiment que les choses aient vécu avant de les acheter.
Tant que les livres sont en bon état, nous les remettons en vente. Si ce n’est pas le cas, une autre entreprise, Elise, les récupère pour en faire de la pâte à papier. Ils sont également impliqués dans la réinsertion professionnelle. Grâce à eux, notre action est prolongée tout en limitant les pertes.
Tous nos livres sont vendus à 2 €, parfois 1 € s’ils sont légèrement abîmés. Les CD et DVD également. Les BD et mangas sont à 3 €, ça fait des heureux ! Les grands albums photos, les illustrés peuvent aller jusqu’à 5 ou 8 €, mais ils ont peu nombreux.
Avez-vous une anecdote à propos de la boutique ?
[Baptiste] : aucun membre de l’équipe n’avait jamais ouvert de magasin dans un centre commercial, donc nous découvrons tout ! Notre association caritative se retrouve soudain avec un pied dans la cour des grands ! Nous sommes pleins de bonnes intentions, nous imaginons une déco géniale, et puis… nous découvrons qu’il existe des normes de sécurité très sévères… Ça nous plombe un peu le moral mais nous continuons !
[Sarah] : nous avons reçu un accueil formidable de la part des habitués de la galerie. Une maman me disait que, grâce à nous, elle pouvait se remettre à lire. Auparavant elle réservait son budget lecture à ses enfants.
Parlons de vous… Que lisez-vous ? Y a-t-il un livre qui vous ait particulièrement marqué ?
[Sarah] : je lis de tout ! Littérature francophone, thrillers, témoignages et biographies. Tout, sauf la romance. J’ai beaucoup aimé La Part de l’autre, d’Eric Emmanuel Schmitt, et récemment j’ai lu La petite Fille de Monsieur Linh, de Philippe Claudel. Il est super court, et super tout court !
[Baptiste] : en ce moment je lis Homo deus de Yuval Noah Harari qui a écrit Sapiens, une brève histoire de l’humanité. C’est la suite. Une réflexion très intéressante. Et de manière plus générale, j’aime qu’on me raconte des histoires. J’adore la fantasy, la Quête d’Ewilan ou les Mondes d’Ewilan, de Pierre Bottero. Deux livres m’ont également marqué, qui n’ont rien à voir avec ça. Le premier est Au nom de tous les miens, écrit par Max Gallo d’après le témoignage de Martin Gray, un résistant juif polonais. Une vie incroyable ! Un autre roman m’a remis à la lecture, c’est La Vérité sur l’affaire Harry Québert, de Joël Dicker.
Si vous étiez héros ou héroïne de roman, qui seriez-vous ?
[Baptiste] : Perceval, à la recherche du Graal. Je vous l’ai dit, depuis tout petit j’adore qu’on me raconte des histoires ! Des histoires de chevaliers… C’est mon côté « garçon de douze ans » qui n’a pas complètement disparu !
[Sarah] : moi je n’en ai aucune idée !
Si vous étiez un écrivain ou une écrivaine, qui aimeriez-vous être ?
[Sarah] : peut-être Schmitt pour son côté très philosophe… Ou Virginie Despentes pour son écriture hyper-cash.
[Baptiste] : ma connaissance du livre est beaucoup plus limitée, donc… Joël Dicker peut-être. J’ai vraiment adoré les trois livres que j’ai lus de lui.
[Sarah] : oui il a l’air intéressant. Dans tous ses romans il insère une réflexion méta-littéraire, sur le livre et l’écriture.
Puisqu’on en parle, est-ce que vous écrivez ? Ou aimeriez-vous écrire ?
[Sarah] : oui j’ai toujours aimé écrire. J’aimerais en faire un jour mon métier. J’ai commencé une trilogie fantastique lorsque j’étais au collège. Il me reste à terminer le tome 3 mais le temps me manque aujourd’hui. J’aime aussi écrire des parenthèses de vie et des réflexions plus sociologiques. À 17 ans, j’ai publié un livre aux éditions Jets d’encre (Une Rencontre, de Sarah Quaghebeur). C’est très court. Des trucs que j’écrivais à la fin de mes DS, sur les brouillons en attendant la sortie…
[Baptiste] : moi je n’écris pas mais j’aime les artistes comme MC Solar ou Manau, les textes de chansons, racontant des histoires ou retraçant des expériences de vie. On aime ou pas leur style de musique mais leur plume est belle. J’ai essayé d’écrire un truc un jour… Je l’ai gardé, mais bon… [Rires] Il faudrait que je prenne un peu plus de temps si vraiment je voulais.
Que diriez-vous à quelqu’un qui n’ose pas écrire ou craint la page blanche ?
[Sarah] : qu’il faut toujours croire en soi et en ses rêves, donc qu’il faut se lancer. Par ailleurs, je pense que pour écrire, il faut vivre. Ne pas rester derrière son ordinateur ou son cahier. Aller à la rencontre des gens et du monde. C’est comme ça qu’on arrive à écrire des choses. Et avoir quelque chose à dire surtout.
Que voulez-vous transmettre via la Bouquinerie du Sart ?
[Sarah] : c’est aussi une façon d’exprimer le fait que chacun peut agir à son échelle. Pas besoin d’être quelqu’un d’ « important ». Tout le monde peut avoir un impact, aussi petit soit-il. En s’unissant et en y croyant, il est possible de changer les choses.
[Baptiste] : c’est la métaphore du colibri, souvent utilisée par Pierre Rabhi. La forêt brûle et les animaux s’enfuient. Le colibri pourtant prend une goutte d’eau et va la jeter dans le feu. Les autres se moquent… Mais l’oiseau répond : « moi, au moins, je fais ma part. » C’est exactement ça : si chacun de nous fait sa part et contribue, il est possible de rendre le monde meilleur.
Comment voyez-vous l’avenir ? Quels sont vos projets ?
[Baptiste] : Développer le concept et faire en sorte que ça fonctionne pour que l’asso soit pérenne…
Au niveau local, nous aimerions également organiser des événements dans la boutique, sur le thème du livre. Des ateliers de lecture ou d’écriture par exemple. Nous voudrions fédérer les gens autour de notre projet. Faire parler de nous pour continuer à aider les personnes en difficulté et soutenir leur réinsertion professionnelle. C’est notre objectif, encore et toujours…
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Vous vous sentez l’âme d’un colibri et aimeriez participer à cette jolie initiative ? Aider à la diffusion des livres, leur donner une seconde vie, consommer de façon plus raisonnée, et surtout, aider les personnes en difficulté à retrouver emploi et perspectives d’avenir ?
Rendez-vous sur le site de la Bouquinerie du Sart (http://www.bouquineriedusart.com/ ) et sur leur librairie en ligne. Si vous êtes dans le Nord, déposez les livres, CD, DVD dont vous n’avez plus besoin dans la box la plus proche. Sinon, que diriez-vous d’acheter quelques romans à 2 € ? Partagez l’info dans votre réseau, réel ou virtuel, je compte sur vous !
Une très belle initiative ! Une équipe jeune et motivée ! Je leur souhaite de continuer et de réussir !
Merci pour eux !